Étienne Levac
Facebook: @Étienne Levac
Dans la communauté atikamekw nehirowisiw de Manawan se trouve une petite église dont l’intérieur est rempli d’objets d’artisanat en écorce. Parmi eux, on peut y voir un magnifique canot que le défunt Benoît Ottawa a construit de ses mains et qui reposait au-dessus de lui lors de sa propre veillée funéraire. Ce canot est toujours là, comme le sont nos souvenirs de Benoît. L’objet est le vestige d’un gentil géant qui continue de vivre par la mémoire et son art. Vers la fin de sa vie, Benoît s’est grandement impliqué à transmettre ses connaissances du Nitaskinan aux jeunes générations de sa communauté. Tannage de peaux, travail de l’écorce, récits et humour : il partageait ce qu’il savait sur le site de transmission culturelle Matakan.
Il a d’ailleurs participé au Projet Matakan, qui a pour objectif de transmettre et de valoriser la langue, la culture et le patrimoine atikamekw nehirowisiw auprès des jeunes de Manawan. Ce projet souhaite que les jeunes puissent être fiers de leur identité atikamekw en apprenant leur histoire, les savoirs de leur peuple et le territoire de leur ancêtres (Nitaskinan). Par des sorties de transmission culturelle en territoire et par le développement de matériel pédagogique culturellement pertinent dans leur cursus scolaire, nous croyons que les jeunes sont des acteurs à part entière dans l’autonomie et la fierté des Atikamekw Nehirowisiwok. Parmi les principaux collaborateurs, nommons par exemple le Conseil des Atikamekw de Manawan, le Conseil de la Nation Atikamekw, Tourisme Manawan, les services éducatifs de Manawan, l’école secondaire Otapi et l’Université du Québec à Montréal. C’est justement dans le cadre de ce projet que j’ai fait la rencontre de Benoît. Il m’a appris plusieurs choses de la forêt, mais aussi de gros mots en nehiromowin. Maintenant que je suis coordonnateur du Projet Matakan et que je dois me rendre assez souvent sur le site Matakan, voir la chaise vide sur laquelle Benoît riait et travaillait un morceau de bois avec son couteau croche rappelle à la fois comment son absence pèse. Elle évoque aussi à quel point sa présence a été appréciée et nécessaire pour les jeunes qui ont fréquenté le site Matakan.
Depuis quelques semaines, 215 paires de souliers d’enfants reposent sur les marches du parvis de l’église où se trouve le canot de Benoît. Des petits souliers roses, des bottines de pluies, des chaussons pour bébé, des espadrilles qui s’allument quand on les porte. Les 215 paires de souliers font références au nombre initial d’enfants retrouvés dans une tombe anonyme sur l’ancien terrain du pensionnat indien de Kamloops. Depuis, le nombre n’a cessé d’augmenter au fil des fouilles des terrains des anciens pensionnats. Au moment où j’écris ses lignes, le nombre total d’enfants retrouvés est de 1505. Mille.Cinq.Cents.Cinq.
Un tel nombre n’est pas complet sans son histoire, sans ses 1505 histoires. Sans elles, on ne peut prendre conscience de la gravité du décompte. Chaque fois que je retourne à Manawan, j’entends de nouvelles histoires et des blessures que le corps refuse d’exposer ou que les yeux refusent de voir. Je comprends mes ami·es d’être épuisé·es de leur résilience.
Je parle ici d’une résilience face à un génocide qui continue depuis la création du Canada. Chaque fois que je retourne à Manawan, on me partage des histoires de chiffres que je ne connaissais pas encore. Pour un jeune emitcikociwic kirika iriniw (homme et non-autochtone) né en 1996 (fermeture du dernier pensionnat indien au pays) il est nécessaire de connaître ses histoires malgré que cela puisse me choquer.
Un choc surtout que le Québec se plait à rappeler le tort que le Canada anglais lui a fait. Honnêtement, je ne pleure pas pour les violons des porteurs d’eau qui crient aujourd’hui que la langue française est en danger au Québec. À ce que je sache, toute une structure religieuse et un État ne sont pas dédiés à tuer des enfants québécois, à les maltraiter volontairement, à leur faire subir toutes sortes d’abus, à les rendre honteux et honteuses de leur identité, à les interdire de parler leur langue et à les enfermer pour pratiquer leur religion. En fait, le rôle des congrégations religieuses québécoises dans l’histoire des pensionnats partout au Canada est honteux.
Quand je passe près de l’église, je ne peux pas éviter de penser à Benoît. Chaque fois que je vois ces chiffres, je ne peux m’empêcher de voir les jeunes que j’accompagne sur le Nitaskinan pour des séjours de transmission culturelle. Chacun de ces enfants était un futur leader, un·e gardien·ne des connaissances de son peuple, un humain qui portait l’avenir des prochaines générations.
Reconnaître qu’il n’y a aucune fierté dans le Canada et révéler les histoires sont une « avancée » qui va de soi. Reconnaître le processus historique d’extermination qui continue jusqu’à aujourd’hui comme fondement du Canada est nécessaire, mais c’est la moindre des choses. Au fil de mes séjours et des relations que j’entretiens à Manawan, cette question s’ancre dans ma tête : qu’est-ce que ce processus a tenté de faire disparaître? Des langues, des savoirs, des territoires, des noms, des humains.
Benoît a permis à des jeunes de justement retrouvé une partie de ce qui est important pour leur peuple : Notcimik (la forêt là d’où ils et elles viennent), Nitaskinan (leur territoire), Nehiromowin (langue atikamekw), kinokewin (la mémoire). Ces jeunes pourront être comme Benoît et transmettre à leur tour aux générations futures la connaissance de leurs ancêtres
Si des centaines de souliers restent au pas de l’église, les rires des jeunes en canot résonnent sur le lac metapeskeka et sur le site Matakan, les paroles des aîné·es arrivent aux oreilles des bouleaux et la mémoire de ces enfants qui ne sont jamais rentrés est gardée ailleurs que par des chiffres des quelques articles.